Sophie Bergogne
”J’étais éditrice et je suis devenu haut fonctionnaire”
- Pouvez-vous vous présenter et présenter votre parcours avant votre entrée à l’ENA (origine familiale et géographique, valeurs, parcours professionnel, engagements divers…)
Parisienne d’origine et ancienne élève de Sciences-Po, je me destinais plus ou moins aux métiers de la communication et du journalisme, mais sans avoir de projet bien arrêté. C’est un peu par hasard que j’ai eu à travailler sur un projet de guide pratique pour une maison d’édition, et que je me suis prise au jeu. Ayant découvert la PAO (publication assistée par ordinateur), je me suis installée à mon compte et j’ai proposé une prestation complète aux maisons d’édition, allant de la réécriture de manuscrits jusqu’à la maquette et la mise en page finale.
Mes études initiales m’ont naturellement orientée vers le secteur scolaire et universitaire : manuels et livres d’histoire, d’économie… Mais j’ai aussi contribué à des guides de randonnée ou de botanique, à des beaux-livres, et même à des ouvrages médicaux. D’une certaine manière, mon fil conducteur a été et est resté la chose écrite.
- Pouvez-vous décrire la ou les expériences les plus enrichissantes de votre carrière de haut fonctionnaire ? Les moments clés de votre parcours ?
Contrairement à un cliché répandu, qui veut que les hauts fonctionnaires soient des technocrates parisiens coupés des réalités de terrain, l’ENA et mon parcours ensuite, en tant que magistrate de chambre régionale des comptes, m’ont permis de découvrir la vie locale dans des régions très diverses : Centre, Alsace, Midi-Pyrénées, PACA, Bretagne. Un de mes premiers dossiers concernait un village de 50 habitants dans les Hautes-Pyrénées, qui n’avait pas voté son budget. Il a fallu aller sur place et élaborer le projet de budget avec le comptable public et le secrétaire de mairie. C’était vraiment du concret ! D’une manière générale, j’ai pu toucher du doigt les vrais enjeux des politiques publiques,
là où elles sont déployées au plus près des citoyens et des usagers, leurs contraintes, leurs atouts, leurs aspects techniques, financiers, politiques. Pendant plusieurs années, je me suis emparée de ce métier, qui consiste à contrôler le bon usage de l’argent public, à en informer les gestionnaires pour qu’ils puissent au besoin corriger des anomalies et améliorer leur gestion, et surtout, à en informer le citoyen. Nos rapports sont repris par la presse, lus par les oppositions, ils éclairent le débat public. Plus que jamais, je pense aujourd’hui que dans un contexte d’affaiblissement de la démocratie, et de communication simplificatrice, nos travaux sont importants.
Parmi les expériences marquantes de mon parcours, il y a eu aussi les missions internationales. La Cour des comptes était commissaire aux comptes des Nations unies, et procédait à la certification et à l’audit externe de plusieurs agences et établissements onusiens. Les magistrats de CRC pouvaient participer à ces missions du moment qu’ils maîtrisaient l’anglais. J’ai participé à 14 de ces missions entre 2003 et 2009, dans
différents pays, sur plusieurs continents, et auprès de différents organismes. Cette expérience a été extrêmement formatrice sur le plan des méthodes de travail, elle m’a ouvert des perspectives, permis de rencontrer mes homologues français ou d’autres pays, d’enrichir ma pratique du contrôle. Ma mobilité au SGAR de Guadeloupe a représenté un autre temps fort de ma carrière. J’y ai passé trois ans, d’abord comme chargée de mission puis comme adjointe au SGAR, dans un contexte très délicat faisant suite aux grandes grèves de 2009, avec un service fragilisé et en sous-effectif. Un véritable défi à relever, notamment au plan managérial, mais j’ai trouvé passionnant ce territoire ultra-marin, son histoire et ses particularités C’est à la suite de cette expérience que j’ai été d’abord nommée présidente de section à la CRC Ile-de-France, puis présidente de la CRC Bretagne (et promue conseillère référendaire à la Cour des comptes).
- Que vous a apporté le fait de faire l’ENA ? EN quoi avez-vous grandi ?
Pour moi, l’ENA, c’était d’abord un passeport pour une diversité d’expériences. Je n’avais aucune idée de ce que je souhaitais faire à la sortie ; ce qui me plaisait, c’était justement l’idée de pouvoir évoluer sur différents postes. Je reste très attachée au principe de ce concours, plus encore qu’à la scolarité qui suit. L’année de préparation a été une période très stimulante, une parenthèse bienvenue au bout d’une dizaine d’années d’expérience professionnelle. Le fait de réussir le concours m’a à la fois procuré une grande joie et un sentiment de responsabilité et de fidélité au service public. L’ENA m’a permis d’approcher la réalité administrative, à laquelle je ne connaissais pas grand-chose. Les stages m’ont été très utiles : ils m’ont permis de savoir ce que je ne voulais (ou ne pouvais) pas faire, et m’ont donné l’occasion de m’ouvrir sur des possibilités que j’ignorais (en particulier, les chambres régionales des comptes). En revanche, j’ai été un peu déçue par la scolarité, que j’ai trouvée insuffisamment structurante et trop dispersée. Et puis, ma situation de mère d’enfants en bas âge n’a pas été prise en considération : nous n’étions pas censés avoir de soucis de garde ou d’inscriptions à l’école alors même qu’on nous faisait déménager tous les six mois. L’ENA donnait vraiment l’impression d’être conçue pour des jeunes gens sortant des études et dégagés de toutes contingences. J’espère que les choses ont évolué depuis. Cela dit, je n’ai jamais regretté d’avoir entrepris ce parcours et si c’était à refaire, je le referais.
- En quoi le fait d’être devenu haut fonctionnaire après une première vie professionnelle, a-t-il constitué un atout dans votre contribution à la mise en oeuvre d’une politique publique ? de réformes ? N’hésitez pas à donner un exemple.
Ma vie d’avant l’ENA m’a certainement dotée d’une ouverture d’esprit, d’une indépendance, d’une capacité d’adaptation et d’une créativité que je n’aurais peut-être pas pu déployer de la même manière si j’avais suivi la voie classique ”sciences-Po-ENA”. Pour mener mes activités d’éditrice, j’avais créé une petite société : je rassemblais des équipes de correcteurs et de graphistes indépendants en fonction des manuscrits qui m’étaient confiés. J’ai donc appris à ”manager” et à travailler ”en mode projet” de manière empirique et sans savoir que c’était théorisé dans des manuels. J’ai aussi toujours eu envie de faire un travail utile, dont il reste quelque chose. Dans l’édition, il y avait un livre au bout de l’effort, qui, je l’espère, pouvait apporter des connaissances à ceux qui le lisaient. Dans les CRC, je pense qu’au-delà de l’aspect purement ”contrôle”, nous sommes aussi là pour produire de la connaissance. Cela devient d’autant plus vrai que les juridictions financières conduisent désormais des évaluations de politiques publiques. C’est un nouveau métier passionnant : nous ne nous demandons plus seulement si la dépense publique a été régulière et efficiente, nous examinons en quoi elle a permis de modifier une situation ou des comportements. Tout au long de ma carrière, mon expérience d’éditrice m’a été très utile. Dans les juridictions financières, nous produisons des rapports qui sont publiés. Ils doivent être accessibles au citoyen, et développer des idées clairement articulées, même si le sujet est complexe. Ils doivent, autant que possible, être agréables à lire, comporter des graphiques éclairants, des cartes, des synthèses et des titres permettant une consultation aisée. J’ai donc pu appliquer tout ce que j’avais appris dans l’édition aux documents que je rédigeais moi-même et plus encore quand, devenue présidente de section puis présidente de chambre régionale, j’ai eu à coordonner et réviser les travaux effectués par d’autres magistrats. Présider une CRC, c’est aussi être en quelque sorte patronne d’une maison d’édition.
- Pourriez-vous partager une anecdote qui est particulièrement mémorable d’une situation professionnelle au cours de votre carrière ?
Je n’ai pas d’anecdote particulièrement remarquable, qui refléterait à elle seule ma carrière. Il y avait cette excitation lorsque je trouvais les preuves d’une atteinte à la probité dans mes contrôles, ou des expéditions improbables dans la campagne pour des contrôles sur place. Des situations étonnantes lors des missions internationales, par exemple la visite de camps de réfugiés en Afrique, ou lors de mon expérience en Guadeloupe, où je me suis trouvée seule à négocier avec les représentants de la grande distribution un dispositif de baisse des prix sur certains produits de première nécessité. Ma carrière a été jalonnée d’une variété de situations, parfois drôles, réjouissantes, parfois anxiogènes, que je garde en mémoire. Quel conseil donneriez-vous à quelqu’un qui, après une première expérience dans le privé, souhaite s’engager au service de la puissance publique ? "Restez vous-même et gardez l’esprit ouvert".
Enfin, en quelques mots…
Les causes qui vous tiennent à cœur : L’égalité des chances, l’égalité femmes-hommes.
Une lecture inspirante : ”Soumission à l’autorité” (Stanley Milgram)
Une citation qui vous inspire : ”Il n’y a de réussite qu’à partir de la vérité” (Charles de Gaulle)
Le meilleur conseil qu’on vous ait donné : ”Ne t’autocensure pas”!