Guillaume Hermite
”J’étais entrepreneur social, dans l’univers du chocolat artisanal, et je suis devenu haut fonctionnaire”
- Pouvez-vous vous présenter et présenter votre parcours avant votre entrée à l’ENA (origine familiale et géographique, valeurs, parcours professionnel, engagements divers…)
Originaire d’un petit village de 2000 habitants dans les Alpes de haute Provence, je suis le premier fils d’un médecin généraliste de campagne, maire de son village pendant quatre mandats, et d’une maman qui a été successivement mère au foyer, antiquaire, chargée de mission pour une plateforme d’initiative locale et enfin responsable qualité à l’hôpital de Manosque. Mon épouse est franco ivoirienne et nous sommes parents de trois garçons.
Après une prépa à Marseille, un cursus à l’ESSEC, l’adhésion à la philosophie de l’entrepreneuriat social, un coup de cœur pour l’Amérique latine et une inspiration née de la visite d’une chocolaterie au Mexique, j’ai créé mon entreprise directement à la sortie de l’école. J’ai ouvert ma première boutique de chocolat en 2006 à Paris, dans le 17e arrondissement sous le nom de Puerto Cacao et ai ensuite dirigé cette petite entreprise artisanale pendant près de 10 ans. J’ai fait de cette société une entreprise d’insertion, distributrice de produits exclusivement issus du commerce équitable, et dont un grand nombre de partenaires étaient également des structures du secteur adapté, de l’insertion et plus généralement de l’ESS (économie sociale et solidaire). Après presque 10 années à la fois enrichissantes et éprouvantes, j’ai cédé Puerto cacao en 2014 à un groupe associatif français.
- Pouvez-vous décrire la ou les expériences les plus enrichissantes de votre carrière de haut fonctionnaire ? Les moments clés de votre parcours ?
Après 10 années de pratique sur le terrain d’une structure d’insertion par l’activité économique (IAE), j’ai eu la chance d’intégrer une équipe de la Cour des comptes, dès ma prise de poste en tant que magistrat financier. Cette équipe avait pour mission de réaliser une enquête sur la politique publique de l’IAE. Pendant quelques mois, à leurs côtés j’ai contribué, humblement – mais efficacement je pense – à leur faciliter la rencontre avec de nombreux dirigeants de structures d’insertion par l’activité économique ainsi que des responsables de réseaux de l’IAE, leur faire découvrir ”le dernier kilomètre” de cette politique publique. En parallèle, je découvrais la façon dont le ministère du travail, Pôle Emploi et les principales structures publiques en charge de la conduite de cette politique la concevaient et la pilotaient. Une immersion de l’autre côté du miroir en quelque sorte. Au final, la compréhension à 360° des rouages de cette politique publique et un beau rapport qui reconnaissait l’efficacité de cette politique et revendiquait – fait plutôt rare – de soutenir les efforts budgétaires de l’Etat en sa direction. Dynamique qui se traduit depuis 2018 dans le fait que l’IAE constitue un élément central dans la stratégie pauvreté du Gouvernement et bénéficie de concours de l’Etat augmentés de plus de 300 M€ depuis la publication du rapport.
- Que vous a apporté le fait de faire l’ENA ? En quoi avez-vous grandi ?
Un grand nombre d’enseignements et de compétences nouvelles :
- Une culture juridique et institutionnelle qui me permet de décrypter aujourd’hui les coulisses de la prise de décision publique dans notre pays;
- Un accès facilité à un grand nombre de décideurs publics ou privés, locaux ou d’envergure nationale, élus, responsables administratifs, chefs d’entreprises, représentants de réseaux patronaux, syndicaux, associatifs;
- Des compétences en termes de rédaction juridique, de compréhension des mécanismes de finances publiques ou encore de conduite de projets dans un environnement complexe et multi-partenarial ;
- Mais aussi un regard lucide sur quelques travers qui nécessitent, à mes yeux, de faire évoluer la culture administrative : une posture rarement entrepreneuriale, un déficit fréquent de management de proximité, une culture centrée souvent davantage sur les procédures que sur l’impact réel des décisions sur la vie des gens, une méconnaissance fréquente des mécanismes psychologiques qui déterminent le comportement de dirigeants du privé (entreprises, associations, ONG) – en particulier le souci, souvent inexistant dans l’administration, des dépenses ET des apports (ou recettes) générées par une équipe / un projet / une activité.
- En quoi le fait d’être devenu haut fonctionnaire après une première vie professionnelle, a-t-il constitué un atout dans votre contribution à la mise en œuvre d’une politique publique ? de réformes ? N’hésitez pas à donner un exemple.
Je pense à deux exemples évidents. Tout d’abord, je pense que ma posture de praticien de terrain pendant près de 10 ans d’un petit « opérateur privé de politique publique » a véritablement contribué à construire un regard pratique, concret et empathique de l’équipe de la Cour à l’égard de ces acteurs qui font ”le dernier kilomètre” de cette politique publique.
Indépendamment de mon parcours professionnel, je pense que l’influence de mon environnement familial, en particulier de mon père, élu local, entrepreneur d’intérêt général de son territoire, me conduit aujourd’hui à adopter une posture en tant que magistrat qui sait clairement faire la part des choses entre notre mission de contrôle de l’usage de l’argent public et notre mission de conseil à l’égard des élus et services des collectivités qui se battent pour faire vivre la chose publique. Une plus-value que je détiens en tant que ”fils d’élu” et que d’autres 3e concours apportent eux même en tant qu’anciens élus.
- Pourriez-vous partager une anecdote qui est particulièrement mémorable d’une situation professionnelle au cours de votre carrière ?
Nous sommes en 2011, avant mon entrée à l’ENA. Une de mes salariées en insertion, une jeune femme, vivant dans un foyer, mère isolée de 3 enfants, dont une petite fille très malade, m’indique vouloir démissionner de son contrat d’insertion (un CDD d’insertion). Moralement atteinte par une aggravation subite de l’état de santé de sa fille, elle m’indique en outre avoir subi à plusieurs reprises le comportement trop ”proche” d’un de mes encadrants, que je sais au fond bienveillant à son égard, mais extrêmement maladroit et dans une posture managériale inadaptée. Avec la chargée d’insertion professionnelle de mon entreprise et la conseillère pôle emploi en charge de nous accompagner, nous convenons de lui proposer une rupture anticipée de CDD pour cause d’inaptitude afin de lui permettre de se consacrer aux soins de sa fille, tout en bénéficiant d’une allocation d’aide au retour à l’emploi. En parallèle, après vérification des faits dont elle m’avait fait part, je mets un avertissement à l’encadrant visé.
En fin d’année, lors du traditionnel ”dialogue de gestion” avec la DIRECCTE, cette situation est évoquée. L’occasion pour moi de me faire reprocher la dissimulation de pratiques de harcèlement moral et de me voir annoncer un risque de déconventionnement du statut d’entreprise d’insertion. Un mois plus tard intervient un contrôle de l’inspection du travail – finalement sans conclusion négative majeure. J’ai appris ultérieurement qu’il était intervenu suite au signalement de ma référente IAE de la DIRECCTE.
Moi qui me pensait partenaire de l’Etat pour l’insertion des plus fragiles, j’ai ressenti à ce moment-là un grand découragement. Une anecdote (parmi d’autres) qui aura nourri mon envie de rejoindre la haute administration et de la découvrir de l’intérieur.
- Quel conseil donneriez-vous à quelqu’un qui, après une première expérience dans le privé, souhaite s’engager au service de la puissance publique ?
Avant tout conseil, un appel. Si vous avez en vous l’envie d’œuvrer pour l’intérêt général, si vous avez une expérience de terrain, si vous avez vécu, d’une façon ou d’une autre la vie réelle d’un porteur de projet, l’expérience d’une relation avec une ou des administrations, alors la haute fonction publique a besoin de vous. C’est un fait. La haute fonction publique a besoin de davantage de praticiens, d’entrepreneurs, de dirigeants de TPE, d’associations et plus largement de petites structures de proximité. J’ose croire qu’elle en prend chaque jour un peu plus conscience. D’où mon conseil : tentez.
- Enfin, en quelques mots...
- Les causes qui vous tiennent à cœur : la construction d’une société plus soudée, plus fraternelle, dans laquelle on considère qu’être digne et fort, c’est de ne pas accepter de laisser sur le côté du chemin 2,5 à 3 millions de personnes durablement éloignées de l’emploi
- Une lecture inspirante : ”Plaidoyer pour le bonheur”, de Matthieu Ricard ; ou encore ”La tête, le cœur, les mains” de David Goodhart.
- Une citation qui vous inspire : ”Il est moins grave de perdre que de se perdre”, Romain Gary.
- Le meilleur conseil qu’on vous ait donné : ”Si tu te prépares à combattre, peu importe à la fin si tu gagnes ou si tu perds. Fais juste en sorte d’être fier de la façon dont tu as combattu”. Mon pépé.